Satisfaire tout le monde ?
J’ai remarqué, non sans une grande satisfaction, que la liste des valeurs associées à chant pour tous dans la bouche des gens qui viennent m’en parler est longue et diversifiée. Pour parler comme j’aime le faire en termes de besoins auxquels chant pour tous répond, j’ai déjà entendu des besoins (dans le désordre) de partage, de création et de co-création, de célébration, de communion, de connexion, de stimulation, d’inspiration, d’expression, de lâcher-prise, d’apprentissage, d’évolution, de défoulement, de récréation, d’écoute, d’attention, d’harmonie, de spontanéité, de jeu, de rire, d’appartenance, de chaleur humaine, de détente, de bienveillance, de confiance, de contribution, de beauté, de spiritualité, de transcendance, de beauté, et j’en oublie sûrement.
Alors bien sûr un seul chant pour tous ne nourrit probablement jamais tous ces besoins d’un coup et surtout pas chez tout le monde. Je suis toujours très intéressé de constater que différentes personnes viennent à un chant pour tous dans le but (conscient ou inconscient) de nourrir différents besoins. Ainsi une personne qui vient par exemple pour se détendre ou se défouler après une dure journée de travail n’a pas du tout la même motivation qu’un passionné de chant improvisé qui vient en quête d’inspiration.
C’est la raison pour laquelle je me suis toujours refusé à associer « officiellement » une ou plusieurs valeurs à chant pour tous, pour encourager et favoriser ce brassage d’intentions qui me touche profondément. C’était pourtant très tentant au début, de mettre en avant des valeurs qui me sont chères comme l’interdépendance, la bienveillance, l’écoute… mais s’il y a bien une valeur qui me tient à coeur plus que les autres, c’est l’ouverture, l’ouverture à la différence et en particulier à tout ce qui à première vue ne donne pas envie de s’y ouvrir.
C’est cette quête d’ouverture qui m’a conduit, notamment dans le cadre des formations longues en chant collectif improvisé que je donne depuis 2013, à de très inconfortables remises en question sur tout ce qui me semblait « bien » et donc à l’inverse sur ce qui me semblait « mal ». J’ai toujours essayé de tenir un discours du genre « je ne fais que vous proposer des outils et des expériences, ensuite vous en faites ce que voulez »… sauf que j’avais des limites à ce « faites ce que vous voulez ». Je pense notamment à deux choses :
La première était le rythme… j’ai affirmé pendant des années que sauf dans le cas d’une réalisation musicale volontairement arythmique, une pulsation et une mesure rythmique commune était indispensable pour permettre une expérience plaisante pour tous et une réalisation musicale « aboutie » (cette notion d’aboutissement ayant également disparu de mon discours depuis). J’étais très mal à l’aise en cas de décalage rythmique, et très critique envers les musiciens rythmiquement imprécis.
La deuxième était l’intention de faire quelque chose ensemble, impliquant donc une écoute des uns et des autres et une attention particulière à l’élaboration d’une oeuvre collective. Je pouvais être très réactif si quelqu’un me disait par exemple qu’il était là pour se faire plaisir avant tout, et que faire attention aux autres n’était pas sa priorité.
Bon, depuis j’ai réalisé que j’avais moi-même encore beaucoup de chemin à faire dans ces deux axes ! Mais ce n’est pas ça qui en premier m’a fait changer de discours… ce qui m’a fait changer de discours c’est d’abord de longuement discuter avec mes élèves de nos besoins et de nos préférences respectives, et de constater qu’elles ne s’accordaient parfaitement que très exceptionnellement. J’ai réalisé peu à peu à quel point une chose qui nourrit profondément la plupart des gens peut ne pas du tout nourrir d’autres personnes, et surtout pas au même moment. En d’autres termes, rien n’est bon pour tout le monde à tout moment. Donc tout ce qui semble incontournable peut en réalité l’être très joyeusement !
L’improvisation rythmiquement instable peut stimuler un chanteur aguerri en l’obligeant à sortir de sa zone de confort, à s’adapter et ainsi élargir son champ de compétence, comme elle peut rassurer et soutenir un chanteur débutant qui voit ainsi qu’il n’est pas le seul à galérer avec le rythme, que le ciel ne tombe sur la tête de personne, et qu’il est le bienvenu malgré ses limites du moment. Et l’improvisation où plein de gens ne s’écoutent pas les uns les autres et où ils n’ont pas vraiment envie de le faire peut permettre à quelqu’un qui ne chante presque jamais de s’exprimer librement, de se lâcher comme s’il était Michael Jackson et de s’en régaler comme un enfant, comme elle peut permettre à un autre chanteur plus expérimenté d’en faire autant (dans mon expérience ce ne sont souvent pas les chanteurs les plus expérimentés qui se lâchent le plus) ou bien évidemment de cultiver son ouverture d’esprit !
Bien sûr d’un autre côté, l’improvisation rythmiquement instable peut aussi déstabiliser, décevoir, déranger, bloquer… et l’improvisation sans intention collective peut frustrer, gêner, dégoûter… De la même manière que l’improvisation « musicalement aboutie » peut stresser, effrayer, diviser, et l’improvisation où tout le monde essaye d’être ensemble peut également décevoir, frustrer, etc… parce que nous n’avons pas les mêmes besoins au même moment et qu’aucune action ne nourrit les mêmes besoins chez tout le monde.
La part de moi qui cherche toujours à rassembler tout le monde dans un déploiement partagé n’a pas du tout aimé réaliser tout ça ! J’étais un peu désemparé, je ne savais pas comment transformer mon discours et m’adapter à cette nouvelle réalité. Et puis grâce à certains outils de communication (<3 CNV <3), j’ai appris à exprimer mes besoins et mes préférences sans exiger que les autres y répondent et sans leur reprocher de ne pas le faire, j’ai appris à me relier de plus en plus à leurs besoins, leurs préférences, et j’ai appris qu’en prenant le temps de communiquer de cette manière, il y avait de plus en plus souvent de petits miracles qui permettaient au final de satisfaire tout le monde. C’était beaucoup moins confortable pour moi que d’asséner et défendre des règles comme je l’avais toujours fait… mais comme dit un certain auteur, « être heureux n’est pas nécessairement confortable ».
Vaste sujet que je ne fais qu’esquisser ici… mais voilà un peu pourquoi vous m’entendrez rarement associer d’intention particulière à un chant pour tous. Si ce n’est quelque chose comme bienvenue à tout le monde, avec chacun ses envies et ses limites (limites de tolérance ou de compétence), chantons ensemble et on verra bien jusqu’où et comment on arrive à s’accorder ce jour-là !
Merci Gaël pour ce partage authentique ai-je envie de dire (terme trop galvaudé à mon goût en ce moment, mais bon…). Etre formateur, c’est aussi savoir se remettre en cause régulièrement, examiner sa pratique, voir si on ne comble pas son besoin plutôt que celui des autres (élèves ou participants).
C’est un article très riche sur lequel on pourrait effectivement commencer une longue réflexion (j’avoue que j’ai bien envie de lire une suite et de lire d’autres contributions à ce sujet!).
Au final, est-ce que ce n’est pas la nature même de l’impro qu’il s’agit de mettre en oeuvre le plus fidèlement possible? A savoir, le moins possible de projections en amont (attentes personnelles, envie de faire son machin au bon moment bien senti etc), et le plus de réceptivité possible (en évitant ces fameux jugements envers soi et les autres)?
Bref, y’a de quoi faire avant d’atteindre le détachement zen!! Et comme aucune session ne ressemble à une autre, on a tout loisir de s’exercer. Pour moi ta réflexion révèle – si c’était encore nécessaire – à quel point le chant pour tous peut être riche. 🙂
Merci Gaël pour cet invitation à penser les contraires, la coexistence, et les parts d’ombre/d’inconnu- de chacun là au milieu…oscillant entre plaisir et déplaisir : la vie, quoi !
Il me semble que « mon » plaisir est plutôt une bonne chose tant qu’il ne gêne pas l’autre…et.s’il le gêne il faut sans doute interroger ce qui gêne à chaque bout de la relation… Chacun sa part.
Notion philosophique qui dépasse et inclut, bien sûr, le chant.
Dans le rythme entre autres, qui, s’il n’est pas partageable/partagé, crée d’emblée une dissociation ou un écart ou une instabilité, on peut parfois s’en accommoder ou pas, le considérer comme un facteur facilitant le « ensemble » ou pas…
Dans le « chanter ensemble » qui peut parfois être un « chacun pour soi » mais aussi une fusion dans un magma ou un surf porté sur la vague du cercle autour (le surfeur n’est rien sans la vague). À chacun d’en mesurer les effets : sur soi, et sur le groupe quand certains en disent quelque chose.
françoise
Le principal c’est que les personnes ayant rejoins l’activité ce jours là repartent sans frustration et globalement nourris. Ensuite effectivement chacun pourra définir à quel point il a été confortable pour lui de chanter telle ou telle boucle, d’apprécier tel ou tel chant, de se sentir mal à l’aise à tel moment. Il est important de se sentir mal à l’aise. Je trouve que ce n’est que positif car cela signifie que l’on sort de notre zone de confort et qu’on laisse place à l’exploration.
perso l’improvisation rythmiquement instable me donne le mal de mer (vraiment) c’est comme quand il y a 2 musiques différentes dans la même pièce – j’ai beaucoup de mal – trop sensible 😉
En tous cas merci Gaël pour l’invitation à traverser et aller au-delà des limites 🙂
Merci pour cet article Gaël qui a nourri chez moi un besoin d’évolution et qui m’a donné plein de courage pour travailler sur des parts de moi qui ne s’accordent pas toujours à accepter que les autres n’ont pas forcément les mêmes envies et les mêmes besoins que moi. Merci aussi pour cette ouverture dont tu fais preuve en nous dévoilant les moments de remise en question que tu as traversé. Je suis très inspirée par l’honnêteté dont tu fais preuve!