Philosophie du chant improvisé : une question conceptuelle

Le chant improvisé doit-il faire musique ? Si je fais du chant improvisé suis-je l’agent de ce qui sort de ma voix ou suis-je le réceptacle d’une créativité extérieure à moi ? Si j’ai conscience des notes que je suis en train de faire en faisant du chant improvisé suis-je réellement en train d’improviser ou suis-je en train de contrôler/calculer/composer ? Si chacun.e d’entre nous faisons du chant impro les uns à côté des autres est-ce une improvisation collective qui en résulte ou est-ce une agrégation d’improvisations individuelles ?

Vous avez peut-être entendu ce genre de questions se poser dans les différents groupes de chant improvisé. Peut-être faites-vous partie des instigateurs de telles questions. Peut-être êtes-vous curieux de réfléchir à la manière d’y répondre. Ou peut-être êtes-vous comme moi, lorsque vous les entendez, vous activez votre cape d’invisibilité et ni vu ni connu vous collez les murs de la salle jusqu’à trouver la poignée de la porte de sortie.

Pour plein de raisons, dans ces moments-là je préfère largement chanter que discuter de ces questions, et pourtant elles m’intéressent. Alors voici une question introductive que l’on pourrait se poser pour commencer une philosophie du chant improvisé : quelle est la définition de la notion d’improvisation ?

L’improvisation, entre action et événement[1]

Une manière de réfléchir à la définition de l’improvisation est de faire la distinction entre une action et un événement. L’improvisation serait ce qui reste lorsque l’on soustrait au fait que le chanteur chante (= action) le fait que ses cordes vocales vibrent (= événement).

Pour les matheux/ceux.celles qui aiment bien les schémas ça donne :
« le chanteur chante » – « ses cordes vocales vibrent » = X où X est l’improvisation.
Ou « ses cordes vocales vibrent » + X = « le chanteur chante ».
Et l’enjeu de la question est de savoir la nature de ce X.

On peut décortiquer parce qu’à ce stade ça fait un peu WTF ce que je viens de dire. `

La proposition pour comprendre ce qu’est l’improvisation est de la comprendre vis-à-vis d’autres termes dont on connait un peu mieux la définition[2]. C’est une méthode pour établir une définition, et il y en d’autres.

Alors lançons-nous sur cette méthode : l’improvisation se situerait quelque part sur le spectre de l’action et de l’événement, elle ne serait ni l’une ni l’autre sans en être tout à fait étrangère. Si l’on reprend notre image, l’improvisation se situerait entre le fait que le chanteur chante et que ses cordes vocales vibrent. Les deux sont a priori entièrement connectés car il ne semble pas possible que le chanteur interprète sa chanson sans que ses cordes vocales vibrent[3]. Et en même temps, l’inverse n’est peut-être pas si évident, il est tout à fait envisageable que les cordes vocales vibrent et que des sons soient émis sans pour autant que le chanteur ait intentionnellement voulu produire des sons. Et c’est dans ce genre d’interstice que l’improvisation peut se réfléchir. L’improvisation ne serait ni une chanson que le chanteur déciderait d’interpréter, ni un simple événement des cordes vocales qui se mettraient en vibration toutes seules. Et en même temps, l’improvisation serait sans doute un peu des deux.

Prenons-les séparément.

L’improvisation-événement

D’abord l’événement : « ses cordes vocales vibrent ». Il s’agit d’un mouvement des organes musculaires de la phonation et ce mouvement peut être qualifié d’événement lorsqu’il est non-intentionnel. Il a alors deux causes possibles.
Une cause externe : c’est le fait pour les cordes vocales d’être mises en vibration de manière purement physique sous l’effet d’une force extérieure. Par exemple, lorsque quelqu’un vous prend par les épaules et vous secouent, si votre mâchoire est détendue, il est très probable que cette secousse provoque une vibration de vos cordes vocales et que vous vous mettiez à faire « ahahahahahahah ». La vibration des cordes vocales n’est pas quelque chose que vous avez fait, vous ne l’avez pas provoqué ou décidé mais c’est  quelque chose qui vous est arrivé, vous étiez passif.
Une cause interne : c’est le fait d’émettre des sons de manière involontaire. Il est tard le soir, une pluie diluvienne s’abat sur votre maison quand soudain toutes les lumières s’éteignent, vous entendez du bruit dans l’escalier, votre rythme cardiaque s’accélère et…BOU. Votre frère vous a fait un mauvaise blague (true story). Vous criez « AHHHHHH ». Vous avez crié, vos cordes vocales ont vibré mais vous ne l’avez pas décidé, le cri est le résultat de votre peur qui a trouvé sa résolution.

Voilà la première extrémité du spectre définie.

Une improvisation n’est sans doute pas tout à fait un événement et en même temps elle en partage des caractéristiques. Lorsque l’on improvise on parle souvent de « laisser venir ce qui vient », de « suivre l’élan », de « lâcher-prise » comme si l’improvisation venait à nous et que nous étions en quelque sorte passifs dans sa réception. Nos cordes vocales et notre corps de manière générale ne seraient que les contenants d’une créativité qui nous dépasse. L’improvisation serait donc moins quelque chose que nous faisons que quelque chose qui nous arrive. De la même façon, un certain nombre d’exercices d’improvisation consistent à chercher à ne plus rien contrôler, à laisser de côté notre volonté qui a l’habitude de faire des choix esthétiques et musicaux. Quand on improvise on cherche d’une certaine manière à se retrouver dans la situation de la pluie diluvienne, l’idée est de laisser le corps parler, les émotions s’exprimer sans que la volonté interfère avec ce qui a à se dire et sur le comment il se dit. En ce sens, on pourrait dire que l’improvisation est un événement.

Et il se peut que ça soit le cas dans certains cas. Je ne sais pas si ça vous ait déjà arrivé mais de mon côté je me suis retrouvée à plusieurs reprises dans la situation où j’étais en train de faire quelque chose qui me demandait beaucoup d’attention pendant une longue durée (souvent c’était des tâches très méticuleuses). Au bout d’un moment, alors même que j’étais toujours en train de porter attention à ma tâche, je me suis surprise à improviser sans y penser. Au moment où je m’en rendais compte, je n’avais aucune idée depuis quand j’avais commencé à chanter ou qu’est-ce que j’avais chanté, mais le constat était là, je chantais, j’improvisais, sans y penser alors que j’étais entièrement concentrée sur quelque chose d’autre. On peut dire que l’improvisation est un événement qui m’est arrivé.

Mais très souvent l’improvisation a quelque chose de plus que le simple événement. En général, personnellement, quand j’improvise c’est que j’ai décidé d’improviser. Il y a donc un élément qui s’additionne à la spontanéité du « laisser venir ce qui vient » : l’intention. Et l’intention c’est un peu la marque de fabrique de l’action.

L’improvisation-action

On peut donc se tourner vers l’action : « le chanteur chante ». Il s’agit de la somme des cordes vocales qui vibrent et de l’état mental d’un chanteur qui a l’intention de chanter. Une action est qualifiée comme telle à partir du moment où ce qui est accompli est accompli par un agent qui veut accomplir cette chose. Ça fait beaucoup de « accompli » dans une même phrase mais l’idée est là. Ce qui fait passer un événement au statut d’action c’est l’état intérieur d’un « JE » qui pilote le navire. La différence entre moi qui crie « AHHHHHH » dans la situation de la pluie diluvienne et ce qui a suivi « Espèce de gros *******, t’es vraiment un *******, mais arrête de te marrer, c’est pas drôle, j’ai eu les chocottes de ma vie, espèce de gros ******* » c’est que le cri je ne l’ai pas sorti volontairement alors que ce que j’ai dit ensuite j’avais l’intention de le dire. L’émotion, la colère, la peur, tout ça a eu un impact sur comment je l’ai dit, très clairement, mais par contre j’ai eu l’intention de tourner le bouton « expression authentique non-filtrée à l’égard de mon frère ». De la même façon, un chanteur qui interprète It Happened Quiet a de toute évidence l’intention de le faire au moment où il démarre la chanson. Ses cordes vocales vibrent certes mais c’est parce le chanteur est derrière pour diriger l’interprétation. Timbre aéré, timbre clair, timbre épais, toutes ces qualités acoustiques qui définissent la voix du chanteur au fil de la chanson sont le résultat de la volonté du chanteur qui oriente son interprétation dans un sens ou dans un autre.

Voilà la deuxième extrémité du spectre définie.

L’improvisation a l’air d’être assez proche d’une action. Lorsque l’on improvise on parle souvent de se « mettre dans un certain état d’esprit ». Laisser venir ce qui vient, suivre l’élan, lâcher-prise, tout cela sont des verbes d’action. Pour laisser venir ce qui vient, pour suivre l’élan, pour lâcher-prise, il y aurait cette idée qu’il faut le vouloir. Il faudrait avoir l’intention d’improviser pour improviser. Cela ne suffirait donc pas de laisser nos cordes vocales et notre corps à la créativité qui viendrait spontanément nous traverser. Il y aurait un état intérieur à activer pour que la créativité vienne à nous. Et c’est vrai qu’un certain nombres d’exercices d’improvisation consistent à trouver la posture intérieure qui nous mettent en disposition pour improviser. Tantôt on va chercher le jeu, tantôt on va chercher l’émotion, tantôt on va chercher l’expression, on va souvent chercher une posture particulière pour nous aider à rentrer dans l’improvisation comme si nous avions besoin d’ouvrir une porte dans notre intériorité pour que la spontanéité puisse y entrer. L’improvisation ne serait donc pas quelque chose qui nous arrive passivement mais elle serait plus quelque chose qui nous arrive activement puisque que l’on déciderait de se placer en posture de réception de ce qui vient. En ce sens, on pourrait dire que l’improvisation est une action, une vibration des cordes vocales additionnée à une intention.

Et en même temps, l’un des plus gros obstacles à l’improvisation est justement l’intention. La frontière entre l’intention qui active la posture d’improvisation et l’intention qui prend le contrôle mental de l’improvisation et qui empêche littéralement de laisser libre cours à la spontanéité est fine, et tout l’enjeu est d’apprendre à jouer avec ce « je » qui intentionne[4]. C’est alors peut-être là que se distingue l’improvisation de l’action. L’une et l’autre n’entretiendraient pas le même rapport avec l’intention…

Et cela nous laisse donc avec une deuxième question introductive pour affiner la première : quel est le rapport entre l’intention et l’improvisation ?

Suite au prochain épisode (s’il y en a un) (si vous avez aimé cet article dites-le moi ça me motivera peut-être !).

Teaser (au cas où). On parlera de cause et de raison, d’angine et de gorge enflammée et si on s’emballe un peu trop il pourrait  même y avoir des gros mots genre intentionnalisme[5].


[1] Pour un développement sur la distinction action/événement voir Wittgenstein, Les recherches philosophiques.
[2] Ou dont on part du principe qu’on connait leur définition pour être plus précise
[3] Oui il y a des exceptions à ce que je viens de dire mais cela n’empêche pas de faire la généralité, qui est franchement vraie dans la plupart des cas.
[4] Oui j’aime bien les jeux de mots, puis là ça faisait carrément sens de le faire
[5] Oui la philosophie c’est sexy

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2 réponses

  1. Roselyne dit :

    Trop good ton article, merci merci, sa interpelle beaucoup !!!!

    Continue en fonction ….

    que cela ne sois pas routinier en mode pouf pouf .. loooolll

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