Non à l’inclusion systématique

L’inclusion est une valeur inhérente aux chants pour tous, les chants pour tous étant par définition ouverts à toutes et tous. Il n’est évidemment pas question de changer cela. Les chants pour tous resteront des espaces inclusifs avec tous les avantages et inconvénients que cela implique.

C’est en dehors des chants pour tous, mais pas sans lien avec eux, que je vous propose dans cet article d’aller réfléchir à la place de l’inclusion.

 
Lorsqu’on dézoome un peu et qu’on observe plus largement l’univers de l’improvisation vocale a cappella, on voit que l’inclusion n’est pas présente partout, mais qu’elle est très répandue. Sans être nécessairement gratuits comme les chants pour tous, une apparente majorité des groupes, ateliers, stages, etc, de chant improvisé a cappella ne demandent aucun prérequis, aucune expérience musicale ou vocale, et beaucoup proposent un prix libre ou bien des réductions si besoin.

On peut entendre beaucoup de gens valoriser ardemment, passionnément parfois, l’inclusion des personnes sans formation musicale et vocale. Dans cet Occident où le chant semble avoir déserté le quotidien de la plupart des gens, où le monde de la musique peut sembler très élitiste et où l’on a vite fait, si l’on se risque à chanter sans être très bon, de recevoir des messages blessants (tu chantes faux, tu nous casses les oreilles, etc) … ce n’est pas une surprise que l’inclusion devienne une cause à défendre. Défendons-la donc, puisqu’elle vient tenter de compenser un déséquilibre culturel. Défendons-la dans les chants pour tous et dans d’autres espaces. Mais faut-il la défendre partout où l’on fait de l’improvisation vocale a cappella ?

Tous les stages, tous les ateliers, tous les groupes d’improvisation vocale a cappella (circlesongs, co-improvisation, chant spontané, etc) devraient-ils être ouverts à tout le monde ? Ce serait beau. Improvisation vocale et inclusion deviendraient indissociables, symbole d’union entre art et humanité. Cela aurait cependant la même conséquence que l’on observe dans les chants pour tous : bon nombre de chanteuses, chanteurs, musiciennes et musiciens expérimenté·e·s s’en détourneraient.

Il en resterait bien sûr : celles et ceux qui d’une part seraient touché·e·s par cette valeur d’inclusion et d’autre part ne seraient pas dérangés par l’approximation musicale. Mais on en perdrait beaucoup d’autres, aussi sûrement qu’il y a aujourd’hui un grand nombre de chanteuses et chanteurs expérimenté·e·s qui aiment l’improvisation vocale a cappella et qui pour autant ne souhaitent pas mettre les pieds dans un chant pour tous. On perdrait beaucoup de formatrices, formateurs, facilitatrices, facilitateurs, ainsi que les déjà rares artistes qui amènent notre pratique sur scène de façon professionnelle ou semi-professionnelle. Le niveau général des gens qui font de l’improvisation vocale a cappella baisserait par rapport à aujourd’hui, les gens qui progressent dans cette pratique le faisant essentiellement dans des espaces non-inclusifs comme des formations avec prérequis ou des groupes fermés.
Il n’y aurait plus de concert pour surprendre et attirer des gens qui n’auraient pas fait le premier pas autrement. Il y aurait beaucoup moins de ces moments de grâce où entre deux improvisations maladroites et touchantes de personnes qui n’ont jamais fait ça, quelqu’un qui a nettement plus d’expérience prend la main et embarque tout le monde dans un chant solidement construit avec des harmonies qui font trembler l’âme.

Et sans tout cela, on peut raisonnablement imaginer que la croissance de notre pratique, actuellement en plein essor, en serait ralentie, voire peut-être inversée.

Si cette analyse vous parle et que vous non plus vous ne voulez pas de ce scénario, conservons donc une part d’exclusion et même jardinons-la avec intelligence. Le mot exclusion peut sembler trop dur, mais n’est-ce pas de cela qu’il s’agit ? Et quand on voit à quel point ce mot nous hérisse le poil, ne gagnerait-on pas au passage à nous demander à quelles blessures il nous renvoie ? Quelles blessures personnelles et quels mécanismes de survie inhérents à notre espèce ? Et dans quelle mesure tout cela affecte notre ressenti et notre jugement sur ces questions ?

Jardiner l’exclusion avec intelligence peut notamment consister à transformer des schémas qui nous ont blessé·e·s. Exclure oui, mais avec soin, délicatesse, bienveillance, en donnant des explications, sans dévaloriser la personne exclue, en lui suggérant d’autres espaces, etc.
Jardiner l’exclusion avec intelligence implique de reconnaître les espaces où l’exclusion est nécessaire pour permettre un épanouissement local, potentiellement au service de l’épanouissement général. Par exemple des espaces de formation, d’apprentissage, mais aussi (et c’est le sujet qui a initialement motivé l’écriture de cet article) des groupes de pratique.

Pour progresser, il ne suffit pas de se former, de faire des stages ou de suivre des ateliers. Ou en tout cas cela ne suffit que jusqu’à un certain degré. Pour aller plus loin, il faut pratiquer très régulièrement, de préférence avec des gens qui ont un niveau pas trop éloigné du nôtre, qui veulent progresser à peu près dans la même direction, et si possible avec lesquels on s’entend bien. La plupart des gens en ont envie … mais presque personne ne le concrétise. Les groupes de pratique réguliers (hebdomadaires ou bimensuels) entre personnes de même niveau sont remarquablement rares. Pourquoi ? Entre autres raisons à cause de la difficulté à exclure. Difficile de dire à une amie ou à un camarade de formation qu’on a décidé de créer un groupe sans elle ou sans lui, soit pour des raisons de niveau soit pour des raisons d’affinités. Très difficile même, et pourtant cela n’empêche pas des milliers de groupes de musique de se former chaque jour. Dans le milieu musical, on a l’habitude d’exclure, c’est comme ça que ça fonctionne. Mais pas dans le milieu de l’improvisation vocale a cappella … peut-être parce qu’on n’a pas encore l’habitude de grand chose, que comme on ne voit presque personne le faire, on n’est pas sûr que c’est possible. Peut-être parce que tant de gens dans ce milieu ont aussi un pied dans les milieux de la spiritualité et/ou du développement personnel, où l’inclusion est une valeur forte. Peut-être même que l’exemple des chants pour tous, par lesquels beaucoup de gens ont découvert cette pratique, y est pour quelque chose dans ce refus d’exclure.

Les chants pour tous ne sont pourtant pas nés d’un souhait d’inclusion systématique. Les chants pour tous sont nés après un concert de co-improvisation donné par un groupe pas du tout inclusif, où les interactions avec le public ont été si intenses que des membres du groupe ont voulu deux projets distincts. D’un côté le groupe, toujours non-inclusif, travaillant à faire de l’improvisation vocale a cappella aussi belle que possible et se produisant sur scène comme n’importe quel groupe de musique. Et de l’autre côté les chant pour tous, totalement inclusifs, visant à partager de manière plus directe et plus collaborative la magie de cette pratique avec autant de gens que possible.

Les circlesongs de Bobby McFerrin, première inspiration des chants pour tous, ne s’originent pas non plus dans un espace inclusif. Quand Bobby est tombé en amour des circlesongs, il a auditionné des chanteuses et chanteurs pour former un groupe. Ils ont travaillé dur, puis ils ont enregistré le fameux album « Circlesongs » et ils ont fait une tournée mondiale. C’est comme ça que les circlesongs telles que nous les connaissons ont commencé, pas dans des cercles ouverts à tout le monde, mais bien dans un groupe professionnel extrêmement sélectif.

C’est la qualité artistique, impossible sans exclusion, qui a initialement touché et inspiré la majorité des gens qui ont contribué à ce que l’improvisation vocale a cappella soit ce qu’elle est aujourd’hui. C’est la qualité artistique qui continuera à toucher et inspirer de futures générations, ou en tout cas à y contribuer grandement. Cette qualité artistique est précieuse et nécessaire, tout comme la magie inclusive des chants pour tous ; ce sont deux parties différentes de notre merveilleux jardin et il y a bien assez de place pour que fleurissent les deux.

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2 réponses

  1. Monique berger madame dit :

    Parfaite description du paysage musical impro. Humilité et confiance en soi sont nécessaires pour s y situer. Merci

  2. Milla dit :

    Je lis avec intérêt votre article, dont je partage l’idée. Les Gaga Dancers à Paris ont trouvé je trouve le juste discours pour conserver des ateliers pro et ateliers amateurs distincts. Message clair, où chacun s’y retrouve sans ambiguïté, à la juste place.

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